Un lundi matin de novembre, en pleine grisaille parisienne et au tout début d'un mouvement social sans précédent, je retrouvai deux amies devant un autocar à Gare de l'Est. Départ pour le centre de Yoga Sivananda dans le Loiret et une immersion dans le lifestyle yogique traditionnel de quatre semaines.
Arrivées en pleine noirceur, la découverte d'un ashram vert et ors, du gazon bien entretenu et des feuilles épargnées par la fin de l'automne, nous attendait au petit matin.
Un espace de permaculture en cours de création, un futur étang et un joli bois servent d'écrin à la structure accueillante et moderne de l'ashram où nous allons évoluer durant les trente prochains jours.
Dans la plus pure tradition du Gurukula, je vais vivre avec une soixantaine d'aspirants professeurs de Yoga, âgés de 25 à 65 ans, l'expérience de vivre en communauté autour d'un Guru. En l’occurrence d'une Guru, assistée elle-même par des femmes, toutes exceptionnellement lumineuses de cœur et brillantes d'esprit.
Swami Sivananda
Swami Sivananda (1887-1963), le fondateur de cette école initialement appelée la Yoga Vedanta Forest Academy, a été en cela très novateur : il ouvrit l'enseignement du Yoga aux femmes, ainsi qu'aux étrangers et aux personnes appartenant aux castes dites inférieures. Synthétisant et rendant accessibles au plus grand nombre et en anglais des textes millénaires jusqu'alors tenus secrets et réservés à une élite de Brahmans et de Sanyasins (renonçants, sages et ermites des forêts et des montagnes du continent indien).
Avant de quitter son corps sur les rives du Gange, Swami Sivananda diffusa son héritage en envoyant ses meilleurs élèves transmettre ces précieux outils d'ingénierie interne ("innergetics" selon l'expression du populaire Sadhguru) à travers le monde, relayant ainsi l'invitation à la Réalisation du Soi en Occident.
Swami Vishnudevanda, son disciple les plus actif, ouvrit le premier Centre international Sivananda de Yoga Vedanta au Québec. Il y proposa dès le début des années 1960 le "Teaching Training Course" pour permettre aux pratiquants occasionnels de faire l'expérience directe du Yoga intégral.
Le Yoga Sivananda Style
Le terme sanscrit Yug signifie à la fois "union" et "s'atteler à un joug".
Une "union" porteuse de l'idée métaphysique d'une connexion du Soi individuel avec le Cosmos, l'Absolu.
Et "joug" car le Yoga implique des règles et un labeur certain.
J'ai effectivement pu le constater directement par moi-même : on ne fait pas du Yoga, on pratique une discipline vingt quatre heures sur vingt quatre.
Il s'agit avant tout d'un processus d'intégration d'une nouvelle posture intérieure, touchant tous les plans de la vie, physique, émotionnelle, énergétique, mentale et spirituelle.
Le Yoga est une pratique intensive et immersive de vie en pleine conscience, discipline et humilité, qui va bien au delà du tapis et des postures,
"From potatoes to God" disait son Swami Sivananda, de l'épluchage des pommes de terre à Dieu, tout est Yoga : chaque pensée, chaque geste, chaque parole, conscientisés et purifiés des illusions dans lesquelles nous bercent notre ego et notre mental.
Au centre, j'ai acquis une belle caisse à outils védantiques, théoriques et pratiques, et appris à m'en servir simultanément.
"S'adapter, s'ajuster à chaque situation, c'est le Yoga suprême"
Non sans traits d'humour et marques de bienveillance rassurante de la part de l'équipe encadrante, les défis à relever ont été de taille, et il m'a semblé aussi très différents pour les uns et pour les autres. Blocages physiques, barrières mentales, difficultés relationnelles, addictions en tous genres, problèmes d'intégration, d'apprentissage, de conformité ou de concentration... Les ombres ne peuvent être dissimulées bien longtemps face au rayon laser du mode de vie sattvique : harmonieux, pur et élevé, sain, éthique et végétarien, charitable, serviable et... la barre était haute.
Or, c'est bien le but de ces quatre semaines de Sadhana, de pratique spirituelle systématique et sincère, provoquer l'émergence des pensées et des émotions habituellement refoulées pour les éclairer et les transformer.
Oui, comme durant mon premier stage de méditation Vipassana l'été dernier, les débuts ont été éprouvants. La première semaine le fut pour mon dos courbaturé par les trois heures d'asanas quotidiennes, le réveil à 5 heures pour vite filer sous la douche, les chants dévotionnels en sanscrit (et en baillant), sans parler de la posture assise au sol tenue du matin au soir, à la fois pour manger et prendre des notes.
La deuxième fut dure pour mon petit ego : partager une chambre avec trois personnes, tous les repas et toutes les activités de la journée à plus de soixante, les conversations fusaient continuellement. Avec mon besoin vital de recul et de calme en solo pour me ressourcer, ce fut un défi plus grand encore.
Mais les contractions mentales finissent par céder, le corps par s'habituer à ce nouveau rythme, et petit à petit je me laisse faire, je me laisse traverser, et je m'habitue à moins m'écouter penser, et à vivre plus en présence, plus avec les autres.
Le Yoga est intrinsèquement relation. En soi-même, avec les autres, le vivant, l'univers, chaque personne ici s'est sentie appelée à faire ce travail de conscientisation de ses pensées, pour évoluer vers une meilleure version d'elles-mêmes.
Pour nous faciliter la route, nous apprenons l'existence de quatre voies d'entrée dans le Yoga. Quatre portes correspondant à quatre profils psychologiques ou types de personnalités différents qui permettent d'avancer pas à pas sur le chemin de l'Eveil.
Raja Yoga et agir avec Méthode
La première voie est la voie dite royale.
C'est celle du Raja Yoga, qui conviendrait plutôt, selon les Rishis, ces sages de l'Inde millénaire, aux intellectuels et aux philosophes.
Pourquoi ? Parce qu'il y a une méthode.
Une marche à suivre en huit étapes pour atteindre la Réalisation. Huit étapes, qui se dit Ashtanga en sanscrit, à pratiquer simultanément plutôt que l'une après l'autre.
Il s'agit ici de suivre des règles morales et éthiques strictes envers les autres et soi-même : les Yamas et Niyamas; de faire des exercices respiratoires et physiques appropriés, les Pranayamas et les Asanas; de retourner ses 5 sens vers l'intérieur, Pratyahara, afin de ne pas se laisser disperser par les plaisirs et les déplaisirs extérieurs de ce monde illusoire; de concentrer son mental, Dharana, et de pratiquer la méditation, Dhyâna; pour atteindre enfin l'état supra-conscient, le Samadhi.
Easy peasy ;)
J'aurais eu une tendance naturelle à choisir cette voie, qui me parait juste et équilibrée, mais selon Swami Sivananda, pour équilibrer la personnalité et déjouer les nombreux pièges de l'ego, il est bon de pratiquer "the Yoga of a Little", soit un peu des quatre voies.
Jñana Yoga et agir en Connaissance
La deuxième voie du Yoga pratiquée quotidiennement à l'ashram est le Jñana Yoga. C'est-à-dire le Yoga de la connaissance et de l'étude des textes sacrés, comme de la Bhagavad-Gita.
Notre guru allemande, Swami Bhagavatananda nous enseigne quotidiennement et avec grande patience le "Chant de Dieu", cette partie du Mahabharata, la grande épopée de l'Inde ancienne, qui relate le dialogue entre Krisna, le septième avatar du dieu de l'amour et de l'harmonie Vishnu, et Arjuna, son royal cousin.
Le combat entre les braves Pandavas et les rusés Kauravas, constitue une métaphore pour notre perpétuel combat intérieur. Krisna, ou le Soi divin plein de sagesse, enseigne à Arjuna, ou le soi humain traversé d'émotions contradictoires, comment se comporter en Yogi et à agir selon son devoir, malgré son désespoir, ses attachements et ses peurs.
Et il inspire les lecteurs à plus d'équanimité, à prendre chaque jour des décisions plus éclairées, et à poser enfin des actes courageux, pour se mettre au service de plus que soi.
Entre les cours d'anatomie, de physiologie, de philosophie védantique, de pédagogie, j'ai le sentiment d'avoir beaucoup avancé sur l'infini chemin de la connaissance. Et l'impression d'avoir remis à jour mes priorités face aux nécessités matérielles.
Abordés par notre Guru principale, la directrice du centre, Swami Kailasanda, les thèmes du temps, de la mort, de l'espace, des cycles de la vie, des frontières entre l'éveil et le rêve, ou la réalité quantique ont pris une toute autre dimension dans mon esprit.
A ce sujet, je vous recommande la lecture du "Grand Livre du Yoga" de Swami Visnudevananda, qui ne servira pas qu'à poser votre tasse de Yogi Tea !
Bhakti Yoga et agir avec Dévotion
La troisième voie du Yoga est celle de la Bhakti ou de la dévotion.
Ce chemin est le plus souvent emprunté par les personnes sensibles aux émotions, qui aiment nourrir des relations d'amour et de beauté avec le vivant et le divin.
Ainsi, les élèves de l'ashram sont familiarisés au fil des semaines par Manoj, le jeune prêtre du Centre, aux rituels et aux cérémonies dévotionnelles hindouistes appelées Pujas.
Je retrouve avec plaisir des divinités rencontrées l'hiver dernier pendant mon aventure ayurvédique avec Doc Laluna Ganesha, Krisna et Saraswati, les cinq éléments et les couleurs de l'Ayurveda, les fleurs, les parfums d'encens et les offrandes de fruits...
Des gestes ancestraux connectent l'individu à l'âme du monde comme l'appelle joliment Frédéric Lenoir. Lors des cérémonies les statues des divinités sont baignées d'eau et de lait coulant de la conque sacrée, passant de main en main, puis vêtues par les fidèles de robes dorées luisant sous la flamme de l'Arati. Les rituels ont ceci de merveilleux qu'ils replacent l'homme au milieu des siens et face à Dieu dans la beauté d'actes simples et plein de grâce.
Après les cérémonies chatoyantes dédiées à Krisna et Ganesha, une initiation à un mantra personnel dédié à une divinité particulière nous est proposée.
Tels de futurs baptisés, chacun réfléchit et médite, selon son tempérament et ses besoins psycho-émotionnels, sur la personnalité de la divinité et le mantra qui lui conviennent. L'hindouisme est généreux en dieux et déesses, et nous sommes conseillés par les Swamis vers l'Ishvara qui nous correspondra le mieux.
La divinité est perçue comme le réceptacle illusoire de l'énergie divine absolue, dont la figure humanisée aide notre esprit limité à se rapprocher du divin, par essence sans nom et sans forme, pour s'y relier avec amour.
Dans la culture chrétienne, je me mets d'habitude sous la protection de Marie, de Jésus et de Saint Michel. Ici, Ganesha m'aide à surmonter les obstacles, Krishna à diffuser la joie et l'amour, Saraswati à m'inspirer, Laksmi à vivre dans l'abondance, et Rama, à agir avec justesse et harmonie dans toutes mes relations.
Ce dernier, septième incarnation de Vishnu, m'inspire. Il me rappelle les laconiques chefs amérindiens agissant pour le bien de la terre et de tous. Il est le frère, le fils, le mari et l'ami parfait.
Et puis je trouve qu'il ressemble un peu à mon chéri.
Bon, à moins que ce ne soit l'inverse...
Je aussi suis particulièrement sensible aux Kirtans ou chants sacrés, que nous étudions aussi plusieurs fois par semaine. A la répétition de Mantras (Japa) et à la puissance des intentions de prières et des vibrations créées par notre groupe.
Karma Yoga et agir de manière Désintéressée
Enfin, la quatrième voie du Yoga que nous pratiquons à l'ashram dans la joie et la bonne humeur, est celle du Karma Yoga, la voie de l'action désintéressée.
Il s'agit de servir la collectivité en conscience, d'agir sans égoïsme, sans chercher à récolter les fruits de nos actions.
Agir comme des artistes, pour la beauté du geste.
Agir pour servir la situation telle qu'elle se présente, non pas dans son intérêt personnel.
Ainsi, chaque jour pendant une heure, ou plus dès que nous en avons l'occasion, nous servons le collectif en faisant la cuisine, la vaisselle, le ménage, les tâches quotidiennes. Un peu comme dans un camp scout, chacun met la main à la pâte.
Et c'est ce que nous sommes ici invités à transmettre dans le monde à la fin de ce stage de quatre semaines : servir, aimer, méditer, réaliser, unifier nos diversités. "Servir" est bien indiqué en premier.
J'ai assez peu parlé de la pratique physique du Yoga.
Mais naturellement, nous avons appris d'efficaces techniques de respiration, de purification, les douze postures de base et leurs variantes.
Comment enseigner la Salutation au Soleil, Anuloma Viloma, et la bienfaisante relaxation en Savasana, bref à donner le cours de Yoga signature de Sivananda connu à travers le monde, si bien construit et adaptable aux pratiquants de tous niveaux.
Mais j'en retire bien plus encore...
Aujourd'hui je crois qu'enseigner le Yoga c'est transmettre des outils holistiques qui permettent d'atteindre la paix intérieure pour la voir se propager dans le monde.
Un apprentissage qui m'a paru parfois long et inconfortable, mais qui m'a apporté beaucoup de clarté et de force intérieure. Une capacité à m'équilibrer de manière autonome pour m'adapter au monde avec plus de souplesse.
En 2020, je m'efforcerai de conserver dans ma pratique quotidienne un peu des Quatre Voies du Yoga apprises chez Sivananda.
Notamment en continuant ma pratique régulière de la méditation, en tenant mon journal spirituel et vous le partageant ici. Et en créant de beaux rituels de connexion avec les éléments, et les divinités masculines et féminines. Et enfin je l'espère en commençant à donner des cours. Car comme le dit une autre de mes Gurus préférées, enseignante de sagesse amérindienne, "Enseigner, c'est apprendre deux fois". Alors en ce début de nouvelle année je nous souhaite à tous.tes de continuer nos apprentissages !
Bizzz de votre Deborah Maya Lunabee.
SOURCES
"Le Grand Livre du Yoga", Swami Vishnudevananda, éditions Courrier du Livre.
"Le Yoga du Corps et de l'Esprit", Centre de Yoga Sivananda Vedanta, Solar Editions.
"La Baghavad-Gita, commentaire du texte intégral par Swami Chinmayananda", Guy Trédaniel éditeur.
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